Entrevue


La directrice générale et artistique du TNM, Lorraine Pintal, rencontrait, le 9 novembre 2023, Sophie Larivière-Mantha, présidente de l’Ordre des ingénieurs du Québec (OIQ), pour discuter de l’association des deux institutions autour du spectacle documentaire Projet Polytechnique présenté au TNM du 14 novembre au 13 décembre 2023.

Lorraine Pintal : Le TNM est privilégié de s’associer à l’Ordre des ingénieurs du Québec pour présenter le théâtre documentaire Projet Polytechnique. Nous savons que c’est une première pour l’Ordre d’embarquer dans ce genre de projet. Quelles sont les motivations qui vous ont convaincue de soutenir cette pièce ?

Sophie Larivière-Mantha : L’OIQ est très heureux de pouvoir soutenir cette pièce, nous avons un devoir de mémoire envers les victimes de la tragédie de polytechnique. C’est essentiel pour moi en tant qu’ingénieure, présidente de l’ordre, mais aussi en tant que femme, que leur histoire continue d’être racontée. Ces femmes venaient de partout et elles auraient été ingénieures aujourd’hui. C’est aussi une occasion pour nous de s’inscrire dans le dialogue sur l’inclusion. Nous avons réalisé une étude sur l’équité, la diversité et l’inclusion qui montre le travail qu’il reste à faire pour rendre les milieux dans lesquels évoluent les ingénieur.e.s plus ouverts à la diversité de personnes qui compose la profession.

Lorraine Pintal : L’évènement du 6 décembre 1989 est un sujet difficile et sensible et le devoir de mémoire est aussi important pour nous en tant qu’institution théâtrale. C’est la première fois que le sujet sera traité à travers une œuvre théâtrale. Depuis 1989, nous avons fait du chemin sur les questions de diversité et d’inclusion dans notre société. Est-ce le cas également dans votre profession ?

Sophie Larivière-Mantha : Les choses ont en effet changé et évolué depuis 1989 : la présence des femmes sur le marché du travail s’est évidemment normalisée et on voit de plus en plus de femmes occuper des positions de pouvoir. L’étude que nous avons réalisée a montré qu’il y a près d’un ingénieur.e ou candidat.e à la profession sur deux qui a suivi une formation sur l’équité durant les cinq dernières années, ce qui démontre un désir d’évolution de la pensée dans notre domaine. La recherche démontre aussi qu’un milieu de travail diversifié, à l’image du Québec moderne, permet de trouver des solutions qui sont plus optimales, plus innovantes – et n’oublions pas que l’innovation est très importante dans notre profession. Avoir cette diversité de point de vue est très important. Cependant, il faut retenir que les femmes forment le groupe le plus à risque encore de subir des actes préjudiciables. On peut donc dire que ça va mieux, mais on ne peut pas dire qu’il ne reste plus de travail à faire.

Lorraine Pintal : Vous soulevez un point intéressant avec votre étude : quelle est la différence de pourcentage femme/homme entre 1989 et aujourd’hui dans le milieu des ingénieur.e.s ?

Sophie Larivière-Mantha : En 1989, il y avait environ 4% des ingénieur.e.s qui étaient des femmes, aujourd’hui on observe une augmentation puisque nous sommes à 16% de femmes ingénieures à l’échelle du Québec. Ce qui est aussi intéressant de relever, c’est que parmi nos candidat.e.s à la profession, donc ceux qui rentrent à leur première année, on observe 22% qui sont des femmes. L’OIQ a d’ailleurs adhéré à une initiative qui vise à atteindre 30% de femmes qui se joindront à la profession d’ici 2030. Le 22% nous offre une augmentation plutôt optimiste et d’ailleurs certaines universités dépassent même ce pourcentage lors de la rentrée de septembre, notamment l’école Polytechnique. 

Lorraine Pintal : Vous parlez d’un objectif à atteindre d’ici 2030, qu’avez-vous mis en place pour attirer les femmes dans ce domaine qui reste encore majoritairement masculin ?

Sophie Larivière-Mantha : Depuis 2021, l’OIQ a mis en place un programme de promotion afin de démystifier et vulgariser les sciences et génies, pour attirer plus de jeunes et particulièrement les femmes vers la profession d’ingénieur. On a déployé beaucoup de moyens pour développer la connaissance de notre métier dans les écoles, entre autres en mettant en place un système avec environ 400 ambassadeurs qui se rendent dans les différentes écoles du Québec pour faire du génie avec les jeunes. Notre étude sur les femmes dans la profession nous indique qu’elles ont besoin de mentors pour s’identifier, cette initiative envers les jeunes permet donc de leur offrir des modèles tout en ayant un contact humain.

Lorraine Pintal : La culture est un moyen de communication qui ouvre à la discussion. Pour vous et votre domaine, en quoi la culture est un véhicule à ouvrir le dialogue ?

Sophie Larivière-Mantha : La culture permet de se mettre dans la peau de l’autre, de voir son point de vue, de comprendre et d’écouter l’autre. Elle permet aussi de retrouver une forme d’empathie que l’on perd parfois. Projet Polytechnique peut ouvrir la porte sur des discussions à ce sujet. Avec ce projet, on veut entrer en contact avec l’autre, pour que les différences ne soient plus des obstacles ou des barrières, mais des forces. Je tiens à préciser que les mesures que nous mettons en place ne sont pas seulement pour les femmes, elles s’appliquent aussi aux différentes minorités. 

Lorraine Pintal : Qu’avez-vous envie de dire à notre public qui assistera à la pièce ?

Sophie Larivière-Mantha : Tout d’abord, pour un devoir de mémoire, il est important de se rappeler ce qui s’est passé le 6 décembre 1989. Tout le monde se souvient où il était le 6 décembre 1989. Ça a marqué notre communauté et il est nécessaire maintenant de se questionner sur les façons de s’assurer qu’un tel évènement ne puisse pas se répéter dans l’avenir. Notre regard doit être tourné vers l’avenir, sur ce qu’on bâtit pour les prochaines générations. Il devrait toujours être tourné vers ce qu’on offre pour les générations qui nous suivent. La pièce Projet Polytechnique offre cette possibilité de réflexion.  

Lorraine Pintal : Je suis contente de voir que nous allons dans la même direction. Projetons-nous dans les futures années, que souhaitez-vous pour le futur des ingénieur.e.s ?

Sophie Larivière-Mantha : Je leur souhaite de s’épanouir dans notre profession. J’ai un profond amour pour ma profession et je pense que c’est la plus belle (rire). 

Lorraine Pintal : Vous êtes un modèle. Je tiens à vous en féliciter et le TNM est content de pouvoir s’associer à l’OIQ.

Sophie Lavarière-Mantha : Merci à vous et au TNM. J’en profite pour vous demander, pour quelles raisons avez-vous fait le choix de présenter une œuvre théâtrale sur la tragédie de Polytechnique ?

Lorraine Pintal : Dans un premier temps, je souhaitais depuis longtemps collaborer avec Porte Parole, qui s’est donné pour mandat de réaliser du théâtre documentaire visant à stimuler l’engagement. J’ai eu un contact très tôt avec Annabel Soutar, directrice artistique, et Alex Ivanovici cofondateur et associé artistique de la compagnie. J’ai tout de suite été impressionnée par le travail de cette équipe théâtrale. Ils ne cherchent pas à donner des réponses, mais à poser plutôt de grandes questions sur les bouleversements sociaux. Pour moi, c’était important de leur offrir une place sur la scène du TNM afin que le débat touche le plus grand nombre. Dans un second temps, le sujet est venu rapidement. Quand on est femme, on se souvient forcément du 6 décembre 1989. Annabel a proposé ce thème pour ce projet et cela m’a profondément touchée. Projet Polytechnique c’est un travail de mémoire et il deviendra avec certitude un de nos classiques du théâtre québécois. 

Sophie Larivière-Mantha : En quoi est-ce important pour le TNM de parler d’enjeux de société à travers ses œuvres ? 

Lorraine Pintal : C’est important, car dans son origine, le théâtre a une visée cathartique. La catharsis est un moment que l’on vit avec les autres en communauté et qui permet d’exorciser des évènements qui nous ont marqués, comme une libération affective. Dans la pièce Projet Polytechnique, il y a cette forme de catharsis que je voulais faire vivre à notre public. Cette approche est très saine et la pièce ouvrira le dialogue sur les enjeux qui ont mené à la tragédie. Ici, il n’y aura pas de morale. Il n’y a pas de jugement de valeur. Le spectacle propose des nuances et oblige le public à se questionner sur les violences faites aux femmes. En fait, ce n’est pas une opposition homme/femme, mais plutôt une porte ouverte sur les questions des violences actuelles. C’est un théâtre social et à portée politique. Le théâtre veut éveiller les consciences et avec Polytechnique ce sera le cas. C’est un spectacle riche en émotions avec une distribution de comédiens qui portent ce texte avec une grande profondeur.

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Projet Polytechnique, présenté par l’Ordre des ingénieurs du Québec,
est à l'affiche au TNM du 14 novembre au 13 décembre.
Idéation et texte de Marie‑Joanne Boucher et Jean‑Marc Dalphond,
une création écoresponsable de Porte Parole en coproduction avec le TNM,
Diffusioin Inter-Centres et Écoumène